Pour une fois, le gentilhomme avait dû s'absenter du cabinet, chose qui n'était pas arrivée depuis au moins vingt ans — c'est ce qui lui semblait. Cette fois-ci, ce n'était pour venir ennuyer une petite peste angélique donnant son double sexe à qui le voulait, ni pour venir farfouiller dans les affaires de ses congénères. Lucrèce s'était absenté pour une raison tout à fait sommaire, la nourriture. Et surtout le thé. Pas n'importe quel thé, bien évidemment. Lui, comme il se moquait de toutes les intrigues politiques éloignant son royaume des autres, il n'avait pas la moindre honte à se rendre à FFWHAT, afin de récolter ce qu'il lui fallait.
Voilà qu'il revenait chez lui au soir, sous un ciel ombragé, et l'odeur de pluie collée à sa veste. L'humidité de l'air lui laissait peu de doute, mais Lucrèce n'accélérait pas pour autant. Il aimait prendre son temps, et se presser... c'était une chose vulgaire. La pluie ne le tuerait pas, et il avait prévu de toute façon de prendre en bain en soirée. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu le loisir de converser avec Tartuffe. Son ami lui manquait en quelque sorte, alors qu'il l'avait — littéralement — à porter de mains. Il quittait Béatrice pour le moment, l'ayant rangé derrière sa vitrine sous la cave, et il s'occupait avec d'autres de ses objets morbides. Sa canne frappait sur le sol d'un rythme détendu, une canne bien particulière qu'il était le seul à posséder. Sa main se liait à une autre, blanche comme de la craie, rattachée à un bras qui devenait brusquement bois à la naissance du coude. Un trophée comme un autre de sa précieuse, et tendre conquête, celle qui lui avait fait ouvrir les portes du cabinet de curiosité.
Le soleil se couchait dans un horizon doré et mauve, se cachant derrière les différentes demeures du beau-quartier. Parfois, on prenait la peine de saluer le gentilhomme vêtu de noir, mais on se contentait d'ignorer son passage. Sa présence avait toujours quelque chose de dérangeant. Même pour Wonderland, Lucrèce paraissait venir d'un autre monde. Peut-être parce qu'il souriait sans véritable raison, et qu'il était toujours aimable, poli, attentionné avec les autres... une attitude qui n'avait rien d'honnête. De plus, il se démarquait toujours un peu ; une démarche placide, un port droit, et un regard jugeant en permanence ce qui se trouvait autour de lui. Hors de son cabinet, Lucrèce estimait les pièces qu'il pourrait y apporter. Un joli minois, un air grotesque, rien ne pouvait lui échapper, tant que ce n'était pas une normalité. Au fur et à mesure qu'il s'avançait dans les ruelles, la pluie commença à tomber. Les gouttes tambourinèrent sur le pavé, accompagné par le son de ses chaussures claquant. Bientôt, ses cheveux se collèrent à sa nuque, de même que quelques mèches se plaquèrent sur son front. Le froid imbiba sa veste, il soupira. Lucrèce observa le ciel, il aurait aimé un peu plus de clémence de sa part. L'eau coulait dans ses cheveux, suivant le dessin de sa mâchoire, et glissait dans son cou. Il remua les épaules.
« Monsieur...
— Ma Dame... »
Lucrèce s'arrêta en souriant à la femme face à lui, un signe de tête, mais point de baiser sur sa main. Ses doigts gantés effleurèrent à peine ceux de son interlocutrice qui se plaignait du temps, leur discussion s'arrêta vite sur une promesse de venir le voir dans peu de temps. Lucrèce poussa un soupir, il se remit en route. Lentement, les contours de la ville se perdirent derrière le rideau de pluie, une multitude de taches colorées s'affichèrent sur sa prunelle : vestes marron mélangées à des chapeaux plus clairs, silhouettes pressées de trouver un abri, et le coucher de soleil tombant dans le creux du quartier. Un autre sourire, non pas de circonstance apparente, lorsqu'il vit son Cabinet de Curiosité.
La devanture paraissait salle, et le bâtiment particulièrement vieux ; rien n'indiquait que ce lieu renfermait de beaux trésors, et des bizarreries en tout genre. Lucrèce appréciait la solitude apportée par cet endroit, il y menait une vie confortable. La lumière du soleil déclinait à l'horizon, enveloppant une figure inconnue postée devant la porte. Lucrèce ralentit l'allure, il fronça les sourcils, tandis qu'il avançait vers l'éphèbe arrêté devant chez lui. L'eau avait transpercé ses gants, ses doigts devenaient gelés, il essuya avec le pouce une goutte d'eau de pluie venue épouser la forme de ses lèvres. Il s'arrêta à un mètre de l'éphèbe, les deux mains posées sur la canne. Il laissa passer un petit silence, avant de déclarer de sa voix grave, et caressante :
« Bienvenu chez moi, je vais vous ouvrir. Mes excuses, si vous attendez depuis longtemps. »
Mais il était rare qu'on attende autant chez lui. La plupart du temps, s'il n'arrivait pas, on partait sans demande son reste. Lucrèce passa devant l'androgyne ; il ne l'observait pas trop. Pour le moment. Il sortit les clefs de sa poche, puis il ouvrit enfin sa boutique à l'inconnu. D'un grand geste de la main, il l'invita à l'intérieur :
«Entrez, je vous en prie, et laissez chez moi, un peu de votre bonne humeur. »
Un refrain, donné en toutes circonstances. Chaque personne ayant franchi le seuil de son cabinet avait laissé une trace. Ce lieu buvait un fragment de chaque invité, que lui laisserait Blanchebelle ? Lucrèce pensait déjà le deviner.